[Essai de Mariane Tremblay paru dans le numéro 6 du magazine Zone Occupée sur le thème Corps social/Corps physique.]


Force correctrice
Ceci me paraît être un essai, une réflexion libre – ou bien une œuvre qui pour une fois n’est pas visuelle –, à mi-chemin entre la genèse et la démarche, qui, sans le besoin de trouver appui sur des théories, retrace les premiers signes de ma pratique en arts visuels. En demeurant dans une certaine zone grise, j’ai voulu chercher une justification autre à un parcours en art qui ne serait pas mise sur le compte de la sensibilité émotive (passion, nécessité intrinsèque ou traditionnel bouleversement à extirper des tripes). Dans mes dernières années de scolarité, le long processus d’analyse qui s’est imposé à moi pour comprendre ma pratique et établir ma démarche est tombé dans les cordes de la sensorialité, laquelle dévoile une cause physique à cette inclination pour l’art : l’hypermétropie.
Avant tout, trois variables. Saison, heure, mouvement. Et une constante physique.
C’est janvier, il fait très froid, je suis piétonne. Je marche sur le boulevard, une histoire de quelques minutes pour me rendre chez un bon ami. Il fait nuit bien qu’il ne soit que cinq heures de l’après-midi. Les lampadaires se succèdent sur fond de ville lointaine. Par temps hivernal, marcher d’un pas rapide ne fait jamais bon ménage avec le port de lunettes ajustées ; la buée m’oblige à les retirer. Je n’y vois plus rien d’emblée, que les halos des lumières et la neige convertie en masse homogène. C’est là que j’y pense de nouveau – j’y ai plus d’une fois réfléchi –, à cette façon dont une réalité[1] donnée à voir, devenue artificiellement mienne par l’entremise de verres grossissants superposés à mes cristallins, se transposerait naturellement (sans lunettes) pour moi, ou pour quiconque se plierait aux caprices de quelque défectuosité oculaire, en une perception biaisée des choses. Sans vouloir m’aventurer dans un classique «réalité ou fiction», quels sont les «réels» paramètres de base de la perception dans mon cas, sont-ils seulement observés ou interprétés par mon sens de la vue ? Comment ce phénomène physique influence-t-il ma relation au monde ?
3.0 et 3.25. Des chiffres bien significatifs : la force correctrice des verres de mes lunettes. D’aussi loin que je me souvienne, mon organe de la vue vient de pair avec des verres de plastique. Mon organe de la vue est défectueux. Mon organe de la vue est hybride. Mon organe de la vue est bionique. 3.0 et 3.25 sont les coefficients de l’angle particulier avec lequel je perçois les choses.
L’hypermétropie rend ma vision imparfaite de proche comme de loin et sa correction reste possible de deux façons : avec des lunettes et par croisement oculaire. Visant à loucher volontairement, cette dernière technique lacunaire, que j’ai utilisée par défaut durant mes cinq premières années de vie, dédouble l’image et permet d’annihiler le flou au profit de la netteté et d’un bon focus ; l’image en reste pour le moins déformée. Appliquée à une vision parfaite, cette technique ne ferait qu’amoindrir la qualité de la chose vue désormais double. Autant d’efforts à fournir au déchiffrage et à la correction des informations visuelles cueillies ont poussé cette défectuosité à augmenter mon sens de la vue et à minorer les quatre autres. Corrigée par des lunettes, cette défectuosité physique innée faisant de moi une observatrice avant tout, aurait ultimement donné lieu à une aptitude acquise, que j’oserais qualifier de talent, pour le dessin d’observation.
Je traite l’information visuelle d’une façon différente. Je vois courbes, lignes et diagonales, dans un canevas qui se recrée au gré des mouvements. Dans cet état de contemplation, chaque configuration me procure un plaisir nouveau.
D’après mon expérience en déambulations muséales, j’ai pu remarquer qu’une présentation massive d’œuvres et un bombardement sensoriel émanant d’elles entraînent un phénomène de normalité par lequel chacune des œuvres perd de son impact. À l’image d’un fracas qui estomperait un bourdonnement constant, une œuvre particulière se dégagerait de la monotonie du défilement de ses semblables,en gagnant sa valeur d’un saisissement physique, d’un effet de surprise. Est-ce que la chose perçue ne s’en trouverait pas magnifiée si l’effet de surprise, accentué par cette saturation sensorielle devenue normalité et sans attente de la part de l’observateur (regardeur), rendait possible la sur-prise de conscience du phénomène corporel sensible lié à la vue ? Peut-être cela revient-il encore une fois à capter la nuance entre « voir » et « regarder »… Une vision parfaite de naissance n’aurait que conféré banalité à la chose vue ; de la normalité de mes autres sens, celui de la vue aurait ainsi gagné en plus-value.
Au naturel (sans lunettes), un flou me distancie du monde et m’y fait parfois participer passivement. Il génère un écart, encore celui des coefficients, duquel les impressions d’être dans un égarement perpétuel et d’exclusion amplifient mon rôle d’observatrice. Sans prothèses oculaires, mes paupières s’entrouvrent à l’extrême, mes sourcils se haussent, mes yeux cherchent à percevoir plus qu’ils ne le peuvent pour percevoir mieux – c’est l’expression permanente de l’eurêka, de l’ébahissement, de l’éblouissement. L’artiste et/dans/à côté/ou le monde.
Évoluer en toute connaissance de cause depuis sa naissance avec une vision diffractée du monde, c’est s’éloigner un peu plus de la réalité. Nus de leurs verres, mes yeux ont régulièrement examiné l’être humain comme une chose, toujours reconnu les formes par leurs plages de couleurs, vierges de détails et de rides. Ils ont appris à deviner et à sans cesse faire appel à mamémoire visuelle, située quelque part au-delà de 3.0 et 3.25. Mes repères s’organisent et se dressent en fonction des souvenirs des choses. Ayant cette particularité d’entremêler objectivité et subjectivité, le souvenir dépasse à mon sens le stade de simple observation pour s’appuyer également sur des données interprétées. De toute cette accumulation d’informations visuelles, ma pratique s’est déployée autour de l’utilisation de la matière-souvenir comme matériau conceptuel. Et si cette propension qui s’accroche à moi à apprécier le passé s’était immiscée dans ma pratique comme bienfait de la défectuosité contraignante de mes globes oculaires ? Puisque ma façon de percevoir a influencé ma façon de penser, le coefficient physique est ainsi devenu un coefficient intellectuel.
Une fenêtre dédouble le paysage. Victime d’une fraude visuelle, l’oiseau crédule s’abandonne dans son illusion. L’observé et l’interprété entreraient en collision, laisseraient le décalage devenir une réalité incontestable pour l’observateur.
L’hypermétropie est une anomalie de l’œil qui fait se focaliser une image en arrière de celui-ci. L’image se crée dès lors littéralement dans la tête. À ce point précis du focus, j’imagine la limite où l’observé et l’interprété s’entrecouperaient, où un fait ne serait pas nécessairement une vérité.Mes yeux voient en basse définition ce que mon intellect tente de rendre en haute définition ; il y a déviation, diffraction, décalage de la réalité. Dans cet écart, des informations visuelles se perdent ou s’altèrent, l’imaginaire permettrait de les combler. C’est cet entre-deux formé de factuel et de souvenir qui m’intéresse ici. Au constat selon lequel bien des grands artistes sont devenus aveugles avec l’âge, on pourrait croire que les signes d’une non-voyance viendraient valider la valeur d’un artiste. Dans cet ordre d’idée, il pourrait ainsi être souhaitable à mes yeux de bien vouloir s’éteindre avec le temps, ne me laissant plus qu’à apprécier la matière-souvenir cumulée avec les années. Je me plais à être crédule pour laisser mon hypermétropie agir et favoriser ma prédisposition corporelle à capter cette matière-souvenir pour ma pratique à venir.
Mon quotidien sans lunettes est biaisé et peut-être l’est-il autant derrière du plastique. J’ai l’intention de croire que ma perception faussée est la raison de mon intérêt pour l’art : ma pratique artistique serait un phénomène dont la cause est mon organe défectueux. À lui seul, l’œil droit est capricieux et déviant, la paire collabore à être un outil de contemplation, mon outil le plus cher. Les verres de lunettes disposent d’une force correctrice, le défaut de la vue incarne une force créatrice.
[1] Objective et factuelle par définition, indépendante de toute interprétation, j’entends ici une configuration de formes et de couleurs perçue selon certains paramètres (profondeur, netteté, luminosité, etc.).
© mariane tremblay, 2013